Interrogé par la rédaction de Télérama sur l’essor du livre numérique, « l’e-book », Umberto Eco affirme son incrédulité face à la disparition potentielle du livre qui pourrait en résulter. Nous vous livrons ses arguments qui paraissent tout à fait recevables :
« Le livre de papier est autonome, alors que l’e-book est un outil dépendant, ne serait-ce que de l’électricité : Robinson Crusoé sur son île aurait eu de quoi lire pendant trente ans avec une bible de Gutenberg. Si elle avait été numérisée dans un e-book, il en aurait profité pendant les trois heures d’autonomie de sa batterie. Vous pouvez jeter un livre du cinquième étage, vous le retrouverez plus ou moins complet en bas ; si vous jetez un e-book, il sera à coup sûr détruit. Nous pouvons encore aujourd’hui lire des livres vieux de cinq cents ans. En revanche, nous n’avons aucune preuve scientifique que le livre électronique puisse durer au-delà de trois ou quatre ans (…). Le livre, c’est une invention aussi indépassable que la roue, le marteau ou la cuiller. (…)
L’e-book peut éliminer certains genres de livres ou de documents : les quarante volumes d’encyclopédie qui nécessitaient une pièce de plus dans les appartements, c’est sûrement terminé… Il fera disparaître les scolioses de nos enfants qui traînent sur leur dos des kilos de manuels scolaires. ils auront Molière, la grammaire, sur leur ordinateur portable. Mais rien n’éliminera l’amour du livre en soi. La photographie a changé l’inspiration des peintres, mais elle n’a pas tué la peinture, ni la télévision le cinéma. Pourquoi voudriez-vous que le livre disparaisse face au texte numérique ? (…)
L’homme d’Internet est un homme de Gutenberg parce qu’il est obligé de lire énormément. Ce qu’a révolutionné l’imprimerie, c’est la diffusion de l’écrit. Internet aussi. Les gens lisent, et probablement plus vite que leurs ancêtres. ils passent d’un sujet à l’autre. Selon moi, Internet encourage la lecture de livres, parce qu’il augmente la curiosité. Des statistiques ont démontré que ceux qui regardent beaucoup la télévision (mais raisonnablement), qui surfent beaucoup sur Internet (mais pas au point de passer leurs nuits sur des sites pornos), sont aussi ceux qui lisent le plus. »
Si Umberto Eco apparaît ainsi résolument optimiste face au développement du numérique, il met cependant en garde contre un usage exclusif d’Internet qui se passerait du recours aux livres :
« Internet est le scandale d’une mémoire sans filtrage, où l’on ne distingue plus l’erreur de la vérité. Au final, cela produit aussi un effacement de la mémoire. la culture est une chose qui se partage, se discute (…). Une des grandes fonctions de la culture est d’imposer un savoir partagé par tous. Cela ne veut pas dire une immuabilité des connaissances. Mais même leur nécessaire mise en question, même la révolution ne peuvent avoir lieu sans qu’existe cette base du savoir partagé : pour que Copernic puisse affirmer que la Terre n’est pas au centre de l’univers, il faut qu’on ait accepté auparavant la théorie de Ptolémée qui disait le contraire. (…)
Internet peut signifier la mise ne miettes de ce Larousse commun au profit de six milliards d’encyclopédies, chaque individu se construisant la sienne, chacun pouvant à loisir préférer Ptolémée à Copernic, le récite de la Genèse à l’évolution des espèces. Nous courons le risque d’une incommunicabilité complète, l’impossibilité d’un savoir universel…
Revendiquer sa propre encyclopédie est typique de la bêtise ! la culture est là justement pour empêcher les Bouvard et Pécuchet de triompher. »
N’hésitez pas à réagir à cet article paru dans Télérama numéro 3117 du 7 octobre 2009 !
Nathalie Anton